L’arbitrage Etat- investisseur dans un contexte de mondialisation: l’exemple de deux affaires relatives à la gestion de l’eau (Communication faite auprès de l’American Society of International Law-Jeudi 5 novembre 2009) par Badr ZerhdoudΨ Introduction Avant de développer sur le thème d’aujourd’hui, je commencerai par définir le cadre de mon analyse qui a trait à l’arbitrage Etat-investisseur (Investor-State arbitration). Comme le titre l’indique, le cadre dans lequel mon propos s’inscrit est celui d’une mondialisation. Une première question s’impose à nous : qu’est ce que la mondialisation? Ce terme de « mondialisation » (traduction du concept anglais de globalisation) apparaît dans la langue française au début des années 1980 et signifie l'accroissement des mouvements de biens, de services, de main-d’oeuvre, de technologie et de capital à l’échelle international. Ce phénomène se caractérise par un certain nombre de facteurs qu’il importe d’identifier, à savoir: -la faiblesse des coûts de transport au regard des écarts des coûts de production (au sens économique du terme), qui touche les biens matériels et, -la baisse des coûts de communication au niveau mondial, qui touche la diffusion sous forme numérique des informations, y compris financières. Le rappel à la mondialisation n'est pas un luxe car il traduit une accélération de la marche du monde et détermine les conditions technologiques, économiques, politiques et juridiques dans lesquelles les investissements vont s'intégrer: ces derniers se plaçant vers les centres ou les conditions seront optimalisées (sécurité juridique, retour sur investissements, rapatriement des bénéfices, exemptions fiscales). Avec l'accroissement des flux des investissements directs (FDI en anglais) de par le monde, le nombre de différends y afférents portés devant les mécanismes d'arbitrage Etat-investisseur s'accroît substantiellement. Ces différends sont d'autant plus importants qu'ils contribuent à une certaine codification du corpus du droit des investissements. Dans ce contexte, certaines affaires sont particulièrement intéressantes car elles se trouvent alors à la confluence de différentes problématiques d'intérêt général: ce sont les différends relatifs à la gestion de l'eau dans le cadre des concessions d'eau octroyés à des opérateurs privés. Dès lors, la présentation d'aujourd'hui se subdivisera entre d’une part un rappel de l’historique du développement de l’arbitrage Etat-investisseur (I) puis l‘apport des Ψ Badr Zerhdoud est Visiting Researcher au Georgetown Law Center et Doctorant en droit international public à l’Université de Genève (Suisse). Il rédige actuellement une thèse de doctorat sur l’arbitrage international et les investissements afférents à la gestion de l’eau. arbitrages relatifs à la concession d’eau (aux confluences des droits de l’homme et de la protection de l’environnement) (II) à travers deux décisions récentes: Aguas del Tunari c/ Bolivie (A) (ICSID Case No. ARB/02/3) et Biwater c.Tanzanie (ARB/05/22) (B). La présentation se subdivisera entre d’une part un rappel de l’historique du développement de l’arbitrage Etat-investisseur (I) puis l‘apport des arbitrages relatifs à la concession d’eau (aux confluences des droits de l’homme et de la protection de l’environnement) (II). I) Historique du développement de l’arbitrage Etat-investisseur ou chronique d’un développement discontinu L’histoire de l’arbitrage Etat-investisseur ressemble à tout « sauf à un long fleuve tranquille ». Pour cette raison, je vais brièvement en rappeler les jalons à travers deux étapes essentielles: la protection diplomatique ou l’ébauche d’une protection imparfaite des investisseurs (A) et la Convention de Washington de 1965 portant création du Centre International de Règlements des Différends relatifs aux Investissements (B). A) La protection diplomatique ou l’ébauche d’une protection imparfaite des investisseurs Dans un premier temps, les investisseurs étrangers ne disposaient pas de mécanismes juridictionnels pouvant connaître de différends relatifs à leurs investissements au titre de la violation de la propriété privée. Le paradoxe veut que ce soit précisément lors de cette période, s’échelonnant de 1880 à 1914, que l’on assiste à une explosion du commerce international et des investissements étrangers correspondants. En faisant référence à cette époque, Thomas Friedmann dans son best-seller « the World is flat » parle d’une mondialisation avant l’heure1. De surcroît, une partie du droit international de la responsabilité s’est construit notamment sur la jurisprudence internationale en matière d’expropriation. La protection diplomatique visait à titre principal à s’assurer que la propriété de ressortissants étrangers n’était pas lésée. Les conditions d’exercice de cette protection sont particulièrement contraignantes : nationalité acquise avant le début du différend (a), épuisement des voies de recours internes dans le pays hôte (b). Cela équivalait à dire que le mécanisme de la protection se substituait à l’échec d’obtenir gain de cause devant les tribunaux locaux. Par ailleurs, l’Etat d‘origine du ressortissant lésé dispose d’un pouvoir d’appréciation quant à une éventuelle intervention et peut l’interrompre à tout moment. Autant dire qu’il ne s‘agissait pas de la solution idéale pour les investisseurs mais également pour un certain nombre d’Etats2. Quelques affaires, rentrées depuis dans la postérité du droit international, ont permis d’étoffer quelque peu cette notion3. 1 Thomas Friedmann, The world is flat, Penguin, 2007, p.12 2 Jean-François Flauss, La protection diplomatique, Editions Bruylant, 2003, p.3. “On assiste depuis quelques années à une conventionnalisation progressive de la protection des droits des nationaux à l’étranger, entraînant un recul du recours à la protection diplomatique au profit de mécanismes spécifiques”. 3 Mavrommatis, Affaires des Concessions en Palestine, CPIJ, 30 août 1924, http://www.icjcij. org/pcij/serie_A/A_02/06_Mavrommatis_en_Palestine_Arret.pdf ; Barcelona Traction, CIJ, deuxième phase, http://www.icj-cij.org/docket/files/50/5386.pdf; Elettronica Sicula, CIJ, 20 juillet 1989, http://www.icjcij. org/docket/files/76/6707.pdf Au-delà de son caractère insuffisant et aléatoire pour les investisseurs, la protection diplomatique était rejetée par les Etats d’Amérique latine attachés à la doctrine Calvo qui considérait qu'en vertu du principe d'égalité entre les Etats, ces derniers ne devaient être soumis à aucune forme d'ingérence du type « diplomatie de la cannonière » (gunboat diplomacy) et qu'en second lieu, les étrangers ne devaient pas jouir de plus de droits et de privilèges que les ressortissants nationaux4. Cette dernière était considérée encore il y a quelques années par la doctrine latino-américaine comme un « outstanding Latin American contribution to the development of international law »5 . Parallèlement à la protection diplomatique, un mécanisme de règlement des différends a vu le jour dans les années 60 et porte l’acte de naissance de l’arbitrage Etat-investisseur par excellence: le CIRDI (ICSID en anglais). B) La Convention de Washington de 1965 portant création du CIRDI : du quasi-anonymat au statut de star De nombreux mécanismes d’arbitrage ayant à connaître d’un différend entre un Etat et un investisseur privé existent. En voici quelques exemples connus des avocats internationaux: la Chambre internationale de Commerce de Paris (CCI), la London Court of International Arbitration (LCIA), l’Arbitration Institute of the Stockholm Chamber of Commerce. Ceci étant, j’ai pris le parti de me concentrer exclusivement sur le plus ancien des mécanismes Etatinvestisseur et n’ayant compétence que pour connaître des seuls différends relatifs aux investisseurs: le Centre International du Règlement des Différents relatifs aux Investissements (CIRDI). La chute du mur de Berlin, consacrant d’une certaine manière la fin des idéologies et la suprématie du système de l’économie de marché, relance la carrière d’une institution longtemps ignorée, le CIRDI. Ce dernier est créé par la Convention de Washington du 18 mars 19656. Il est à bien des égards l’oeuvre du conseiller juridique d’alors de la Banque Mondiale, 4 Les pays exportateurs de capitaux étaient en mesure de justifier une intervention armée au nom de la protection diplomatique, lorsque ces derniers l’estimaient nécessaire. En réaction à de telles interventions, la doctrine Drago, énoncée en 1902 par le ministre des affaires étrangères argentin, affirme qu'aucun pouvoir étranger, y compris les USA, ne peut valablement utiliser la force contre les nations américaines afin de recouvrer des dettes. La dite doctrine fut une réponse à une expérience traumatisante pour les pays latino-américains qui prit la forme en 1902 d’un blocage naval et du bombardement des ports vénézuéliens par l’Allemagne, l’Angleterre et l’Italie. 5 D.R. Shea, The Calvo Clause: A Problem of Inter-American and International Law and Diplomacy, University of Minnesota Press, 1955, p.200 6 Consciente des échecs des précédentes tentatives de projets de traités multilatéraux relatifs au statut de l’investissement étranger, l’Assemblée générale des Nations Unies adopta la résolution 1318 (XIII) du 12 décembre 1958 visant à « rédiger, en s’inspirant des avis exprimés par les personnes qualifiées[..], un rapport sur les mesures appliquées ou envisagées, tant dans les pays exportateurs que dans les pays importateurs de capitaux, en vue de diriger un courant de plus en plus important de capitaux privés vers des investissements propres à favoriser le développement des pays sous-développés, à des conditions mutuellement satisfaisantes ». Consultés par le Secrétaire général du fait de son expertise sur les problèmes liés aux investissements privés, la Banque Mondiale (BIRD) considéra qu’il était tout à fait possible de proposer un mode international de règlement des différends relatifs aux investissements. En 1961, la BIRD, par l’entremise de son président, engageait des études visant à institutionnaliser l’arbitrage et la conciliation en matière d’investissements étrangers. En 1962, dans un premier temps, la BIRD a consulté les Etats membres pour connaître auprès de ces derniers l’intérêt pouvant être suscité Aron Bronches, qui a très vite compris l’impasse que pouvait constituer l’adoption d’une convention universelle visant à codifier les principes relatifs à la protection des investissements étrangers, faute de consensus7. En lieu et place d’une telle convention, jugée irréaliste tel le rêve d’Icare, il a suggéré plutôt l’idée d’une « procedure before substance » qui consistait à créer une structure chargée de connaître les différends en matière d’investissements, avant même l’établissement d’un corpus clairement défini visant la protection de ces derniers. En ce sens, le CIRDI tire sa particularité du fait qu’il ne connaît exclusivement que des différends opposants des Etats à des investisseurs étrangers, se distinguant des procédures d’arbitrage proposées au sein des ordres juridiques internes8. C’est en soi une innovation majeure : un individu ou une personne morale peut attraire devant le CIRDI un Etat, ce qui revient à dire que « David peut attaquer Goliath » devant le CIRDI pour violations des principes régissant le droit international des investissements ainsi que pour expropriation (measures tantamount to expropriation). Ceci dit, si les pays riches ont tout de suite souscrit au principe de l’existence du CIRDI, il n’est en pas de même s’agissant des pays du sud. En effet, il faut se replacer dans le contexte de l’époque et bien garder a l’esprit la méfiance de ces Etats non seulement à l’égard du droit international d’alors et notamment du droit coutumier jugé reflété des règles adoptées par les seules puissances coloniales (Charte relative au Nouvel Ordre Economique International et la résolution 3281 de 1974) mais également le recours à la notion d’arbitrage par des groupes entiers d’Etats (Etats d’obédience communiste, l’Amérique Latine et le monde arabe par exemple). Parallèlement, le phénomène le plus marquant de ces dernières années concernant le CIRDI touche au développement spectaculaire que connaît l’arbitrage sur le fondement d’instruments de protection des investissements dont les traites bilatéraux (les clauses relatives au règlement des différends font explicitement référence au CIRDI en tant que juridiction chargé de connaître le litige) représentent l’étendard, phénomène d’autant plus intéressant qu’il n’en a pas toujours été le cas9. La dite convention compte 156 Etats signataires tandis que 143 Etats l’ont ratifié10. par le projet d’un système de règlement des différends qui aurait une vocation universelle, tout en ne comptant comme membres que les Etats qui accordent un minimum un droit d’existence au capital privé. Des réunions consultatives à l’échelon régional suivirent entre les représentants de la BIRD et des experts juridiques. Ce processus déboucha sur un rapport favorable soumis au Conseil des gouverneurs de la Banque qui décida de procéder à l’élaboration définitive du projet de convention, lors de la 19ème assemblée réunie en septembre 1964. Le projet de convention de règlement des différends relatif aux investissements entre Etats et ressortissants d’autres Etats est essentiellement procédural. Il a pour principale vocation la création d’une institution de règlement des différends par voie d’arbitrage, en évacuant la question du statut international des investissements étrangers. 7 La Charte de la Havane de 1947 (article 12 relatif aux investissements), le projet de Code international pour le traitement équitable des investissements étrangers en 1949 de la Chambre de commerce internationale de Paris ainsi que le projet Abs-Shawcross sous l’égide de l’OCDE de 1957 n’ont pu être adoptées et ont ouvert la voie la bi latéralisation des investissements étrangers. 8 Patrick Rambaud, « Premiers enseignements des arbitrages du CIRDI, AFDI, Vol. XXVIII, 1982, pp 470-491 ; Emmanuel Gaillard, La jurisprudence du CIRDI, Editions Pédone, Paris, 2004, pp. 1-16 ; Zachary Douglas, The Hybrid Foundations of Investment Treaty Arbitration, The British Yearbook of International Law, 2003, pp.152-288 ; Georges Delaume, Le Centre International pour le règlement des Différends relatifs aux Investissements, Journal de Droit International, Vol.109, n°4, 1982, pp.775-843 9 Patrick Rambaud, op.cit, pp.471-472 On peut des lors parler d’une dimension universelle de la convention de Washington de 1965 dans la mesure ou « son succès » est tel qu’aucune région mondiale ou ensemble géopolitique ne s’en tient désormais à l’écart11. Elle est devenue au fil des ans l’institution-phare de l’arbitrage Etat-investisseur, même si les centres précités jouent également un rôle non négligeable tels que la Chambre de Commerce Internationale de Paris. De surcroît, le CIRDI se distingue. L’article 25-1 de la convention de Washington dispose que « la compétence du centre s’étend aux différends d’ordre juridique entre un Etat contractant (ou telle collectivité publique ou tel organisme dépendant de lui qu’il désigne au centre) et le ressortissant d’un autre Etat contractant qui sont en relation directe avec un investissement et que les parties ont consenti par écrit à soumettre au centre. En l’espèce, le champ d’action du CIRDI s’applique aux investissements dont la convention s’est bien gardée d’en donner une quelconque définition. Des lors, c’est au CIRDI qu’il revient de déterminer chaque fois qu’il est saisi de l’existence d’un investissement, ouvrant droit à sa compétence. Par ailleurs, la même disposition prévoit qu’un individu ou une personne morale « qui possède la nationalité d’un Etat contractant autre que l’Etat partie au différend à la date à laquelle les parties ont consenti à soumettre le différend” peut saisir le CIRDI12. Après ce rappel de nature historique sur l’arbitrage Etat-investisseur, il convient de se focaliser sur un type d’arbitrage nouveau et qui, sans doute, a « de beaux jours devant lui » : les arbitrages relatifs à la concession d’eau. II) Les arbitrages relatifs à la concession d’eau : aux confluences des droits de l’homme et de la protection de l’environnement Les problèmes de l’accès à l’eau potable, de l’assainissement et de manière plus générale l’utilisation de l’eau sont aujourd’hui inscrits à l’ordre du jour des conférences internationales et autres forums mondiaux13. De par ses qualités intrinsèques, l’eau se situe directement aux 10 Voir le site du CIRDI, disponible à : http://www.worldbank.org/icsid 11 Les plus importants Etats parmi les pays industrialisés l’ont rapidement ratifiée. Par la suite, les Etats de la péninsule arabique ont été les premiers Etats traditionnellement hostiles à l’arbitrage à se rallier à la convention de Washington avec le Koweït en 1979, l’Arabie Saoudite en 1980, les Emirats Arabes-Unis en 1981, Oman en 1995 et Bahreïn en 1996. Le mouvement de ratification est encore plus impressionnant s’agissant des pays de l’Europe de l’Est : tous ces pays ainsi que les ex-républiques d’URSS l’ont ratifiée, à l’exception de la Pologne et du Tadjikistan. En Amérique Latine, ensemble géopolitique longtemps hostile à l’arbitrage en accord avec les doctrines Calvo et Drago, le mouvement de ratification s’est enclenché avec le Honduras en 1989, le Chili en 1991, le Costa-Rica et le Pérou en 1993, l’Argentine, la Bolivie, le Nicaragua et le Venezuela en 1995, le Panama en 1996, la Colombie en 1997 et l’Uruguay en 2000. Quelques exceptions notables méritent toutefois d’être mentionnées : la Russie, l’Inde, l’Afrique du Sud, le Canada, le Mexique ainsi que le Brésil. Sur ce sujet, voir Sébastien Manciaux, Investissements et arbitrage entre Etats et ressortissants d’autres Etats : trente années d’activités du CIRDI, Litec, 2004, pp.15-16-17 12 Article 25.2.a de la Convention de Washington de 1965 13 Conférence de Mar de Plata des Nations Unies sur l’eau de 1977, Conférence internationale sur l’eau et l’environnement de Dublin de 1992, Conférence internationale sur l’eau douce de Bonn de 2001, Forum de confluences des droits de l’homme et de la protection de l’environnement. En effet, des débats passionnés s’organisent autour du droit à l’eau dont notamment l’Observation générale n°1514, adoptée par le Comité des Nations Unies relatif aux droits économiques, sociaux et culturels en 2002 qui vise à en faire un droit de l’homme essentiel car la clé de voûte de l’architecture de la protection internationale des droits de l’homme : sans eau, point de vie !!!! L’Observation générale lie le droit a l’eau à la protection du droit à la santé et au droit à un niveau de vie suffisant. En l’espèce, la privatisation des services de gestion et de commercialisation de l’eau potable est à l’origine d’un certain nombre d’affaires portées devant le CIRDI et opposant un investisseur privé à un Etat, considéré comme responsable du fait de l’action de ses collectivités territoriales (villes, provinces, régions, Etats fédérés) comme le prévoit le projet de la Commission du Droit International15. Deux décisions feront l’objet d’une analyse, à savoir Aguas del Tunari c/ Bolivie (A) et Biwater c/Tanzanie (B). A) Aguas del Tunari c/ Bolivie (ICSID Case No. ARB/02/3) En 1998, le gouvernement bolivien a pris la décision de privatiser le secteur de la distribution et d’assainissement de l’eau ainsi que la centrale électrique de la ville de Cochabamba. Le 2 septembre 1999, un consortium d’investisseurs étrangers mené par International Waters crée la société de droit bolivien Aguas Del Tunari dont le dessein est de pouvoir obtenir la concession pour la distribution de l’eau et l’assainissement de la même ville. Le 3 septembre 1999, le contrat de concession est conclu et signé par le superintendant chargé de l’eau, Luis Guillermo Uzin Fernandez et Richard Thorpe, représentant de la compagnie Aguas Del Tunari. Le contrat prend effet le 1er novembre 1999 et vise la fourniture d’un volume régulier d’eau de qualité sur une période de quarante ans ainsi qu’une composante relative à la production d’électricité car au contrat de concession vient se greffer toute une série d’autres contrats. Par ailleurs, le dit contrat anticipe sur l’avenir en prévoyant notamment la possibilité d’étendre les opérations de la société concessionnaire afin de répondre à l’accroissement démographique. L’actionnariat au sein d’Aguas Del Tunari (upstream ownership) se compose de manière tripartite16. Marrakech de 1997, Forum de la Haye de 2000, Forum de Kyoto de 2003, Forum de Mexico de 2006, Forum d’Istanbul de 2009. 14 Observation générale n° 15, Comité des Droits Économiques, Sociaux et Culturels, Vingt-neuvième session, Genève, 11-29 novembre 2002, E/C.12/2002/11, disponible sur http://www.aqueduc.info/IMG/pdf/CDESC_observ_gen_15_droit_eau.pdf 15 En sa qualité de sujet de droit international, l’État est responsable du comportement de tous les organes, institutions et fonctionnaires qui font partie de son organisation et agissent en cette qualité, qu’ils aient ou non la personnalité juridique en droit interne. Voir Projet sur la responsabilité de l’Etat du fait internationalement illicite et commentaires y relatifs, 2001, Commission de Droit International, http://untreaty.un.org/ilc/texts/instruments/francais/commentaires/9_6_2001_francais.pdf, p.86 16 20% des actions sont réparties entre 4 sociétés boliviennes -25% par Riverstar International, une société uruguayenne -55% par International Waters, une société basée aux Iles Caïman et détenue à 100% par la multinationale américaine du BTP Bechtel. Parallèlement aux négociations, un climat d’hostilité s’est installé au sein de l’opinion publique bolivienne reprochant un manque de transparence des autorités locales dans la conduite de ces négociations et demande urgemment à ces dernières de rendre publique les termes du contrat. La population locale craignait une substantielle augmentation de la facture d’eau, crainte confirmée alors au moment de l’exécution du contrat de concession. Le rejet de l’attribution de la concession va alors crescendo tandis que le mouvement demande purement et simplement la résiliation du contrat. L’opposition contre cette privatisation ne s’atténuant pas avec le temps, la concession s’est achevée en avril 2000 par une décision des autorités boliviennes locales, soit quatre mois après le début des opérations par Aguas Del Tunari à la suite de violences ayant débouché sur la mort d’un homme. Le contrat de concession disposait d’une clause consacrée au règlement des différends. L’article 41.2 indique qu’Aguas del Tunari reconnaît « the jurisdiction and competence of the authorities that make up the System of Sectoral Regulation (SIRESE) and of the courts of the Republic of Bolivia, in accordance with the SIRESE law and other applicable Bolivian laws». En substance, Aguas Del Tunari reconnaît la compétence des tribunaux boliviens dans l’hypothèse d’un différent ultérieur. Or le paragraphe du même article ajoute que les parties n’ont nullement exclu la possibilité de recourir à d’autres modes de règlements des différends « established in International Treaties recognized by the Republic of Bolivia ». Le paragraphe 5 du même article est encore plus explicite car il fait référence « to those methods of dispute resolution which are legally available to them in accordance with Bolivian Law (such as, for example, arbitration under the rules of the ICC, ICSID or UNCITRAL or other similar international organizations) ». Aguas Del Tunari a formulé une requête en arbitrage le 12 novembre 2001, en invoquant plusieurs actes préjudiciables dont l’expropriation de ses investissements en Bolivie ainsi que la violation par le même Etat de ses obligations au regard du traité bilatéral d’investissement entre les Pays-Bas et la Bolivie. De son côté, la Bolivie a transmis par un mémoire du 5 décembre 2001 la première série d’objections (First Objection) à la compétence du tribunal arbitral du CIRDI, en considérant que ce dernier était « manifestement hors de sa compétence ». Lors de la procédure, une organisation non gouvernementale environnementale, Earthjustice, soumit la demande de participer à chacune des étapes de la procédure au même titre que les parties, et ce au nom d’une vaste coordination et demanda au tribunal l’autorisation pour un certain nombre d’actions17. A cela, le tribunal rejeta une telle requête au motif de l’absence du consentement des deux parties18. Au final, la société Bechtel accepta d’abandonner toute 17 En l’espèce, il s’agissait de déposer des mémoires sur les aspects liés à la compétence du tribunal arbitral, le bien-fondé de la requête déposée par le demandeur, participer aux audiences, faire des observations orales, avoir accès aux pièces transmises par les parties dans le cadre de la procédure, visiter le site de Cochabamba. 18 Ibid, Para 17, p.8 « The Tribunal‘s unanimous opinion is that your core requests are beyond or the authority of the Tribunal to grant. The interplay of the two treaties involved (the Convention on the Settlement of Investment Disputes and the 1992 Bilateral Agreement on Encouragement and Reciprocal Protection of Investments between the Kingdom of Netherlands and Bolivia) and the consensual nature of arbitration places the control of the issues you raise with the parties, not the Tribunal. In particular, it is manifestly clear to the Tribunal that it does not, absent the agreement of the Parties, have the power to join a non-party to the proceedings; to provide access to poursuite d’un règlement arbitral devant le CIRDI. En contrepartie, les autorités boliviennes ont absout Bechtel et Montedison de toute responsabilité. Cette affaire a eu des retombées politiques et juridiques car dans un premier temps la privatisation de la distribution de l’eau à El Alto, un quartier deshérité de La Paz, fut abandonné. De surcroît, le futur président Evo Morales a beaucoup insisté lors de la campagne électorale sur la nécessité de nationaliser les secteurs jugés clé de l’économie tels que le gaz. En l’espèce, l’arbitrage s’inscrit dans un contexte politique tendu, tendance exacerbée par le fait que la ressource visée par l’investissement était vitale pour les communautés locales. B) Biwater c.Tanzanie (ARB/05/22) L’affaire en question oppose la République de Tanzanie à un opérateur privé spécialisé dans la distribution de l’eau, Biwater Gauff, société établie en Grande-Bretagne. Elle concerne la rénovation de l’approvisionnement en eau ainsi que l’assainissement de la ville de Dar Es Salam. En 2003, la Tanzanie s’est vue octroyer par la Banque Mondiale, la Banque Africaine de Développement ainsi que la Banque Européenne d’Investissement un prêt de 140 millions de dollars pour un programme de réhabilitation des infrastructures fournissant l’eau ainsi que le système d’assainissement de la capitale de la Tanzanie alors que le coût du projet était estimé à 161 millions de dollars. La différence serait payée selon le montage financier suivant:12 millions de dollars pour DAWASA (Dar es Salaam Water and Sewerage Authority) et 8 millions à charge pour la société concessionnaire retenue par le gouvernement tanzanien. Pour ce faire, la Tanzanie invita des opérateurs à faire une offre pour la rénovation et la gestion de la distribution d’eau car la situation qui prévalait n’était guère reluisante avec une inégalité d’accès à l’eau malgré des quantités suffisantes pour alimenter la population locale. Les problèmes provenaient pour l’essentiel de connections illégales au réseau, une facturation trop faible ainsi qu’une collecte des paiements inefficace. Pour y remédier, la Tanzanie s’était engagée dans un vaste chantier de privatisation depuis le début des années 90 tendant à favoriser l’entrée d’acteurs privés dans la gestion de l’eau. Un cadre juridique et politique est crée à cet effet (nouvelle politique nationale de l’eau de 1991, loi de 1997 créant DAWASA chargée de l’approvisionnement en eau de la ville de Dar Es Salaam ainsi que son assainissement, l’Energy and Water Utilities Regulatory Authority Act de 2001). C’est dans ce contexte politico-économique que Biwater et Gauff soumirent une offre commune en juin 2002 pour le projet, selon un montage financier précis (80% des actions de la future société reviendrait à Biwater et 20% à Gauff) avant d’être reconnue comme la meilleure offre par la Tanzanie, après une première série d’appel d’offre public infructueuse en 2000 et au terme de laquelle le gouvernement tanzanien rejeta les propositions faites par diverses compagnies présélectionnées telles que Saur International ou Vivendi. Ceci étant, les déboires financiers de City Water iront crescendo conduisant cette dernière à solliciter une révision du contrat de concession. Se voyant opposer une fin de non-recevoir, les dirigeants de City Water prirent l’initiative de suspendre les paiements à compter du 16 décembre 2004, en les conditionnant à hearings to non parties and, a fortiori, to the public generally; or to make the documents of the proceedings public» l’ouverture de renégociations du dit contrat. L’échec de négociations relatif au contrat de concession constaté le 12 mai 2005 conduit l’Etat tanzanien à se prononcer en faveur d’une résolution du contrat et à adopter un certain nombre de mesures précitées19. En réaction, City Water décida de saisir la Haute Cour de Londres en vue d’une injonction visant à faire cesser les mesures adoptées par le gouvernement tanzanien. Par ailleurs, le représentant de City Water déclara lors d’une conférence de presse qu’il n’avait reçu aucune notification de la résolution du contrat et qu’en conséquence, il continuerait l’exécution du contrat en assurant le service à la clientèle. Une lettre de City Water du 30 mai 2005 reprenait la même formulation en invitant DAWASA à s’abstenir de prendre des mesures concernant City Water et d’attendre la constitution d’un tribunal arbitral sur le modèle CNUDCI. D’un point de vue procédural, le CIRDI fut saisi par une requête en demande d’arbitrage en date du 5 août 2005, formulé par Biwater Gauff à l’encontre du gouvernement tanzanien sur la base du paragraphe 23.2 (b) du Tanzanian Investment Act (TIA), de l’article 8 du TBI entre la Tanzanie et le Royaume-Uni. Sur la forme, le CIRDI se déclare compétent pour connaître de l’affaire sur la base du traité bilatéral. Sur le fond, le tribunal arbitral devait vérifier s’il existait en l’espèce, une expropriation, une violation du principe du traitement juste et équitable, des mesures au caractère discriminatoire et déraisonnable, une violation du principe de l’entière protection et de sécurité ainsi qu’une violation du principe du transfert illimité de capitaux. Sur l’existence avérée ou pas d’une expropriation soulevée par le demandeur, le tribunal aboutit à la conclusion selon laquelle l’investissement visé a fait l’objet d’une expropriation. Par exemple, la conférence de presse tenue par le Ministre Lowassa le 13 mai 2005 a été effectuée « outside of the ordinary activity of a contracting counterparty and was an exercice of executive authority, which effectively, and publicly, inflamed the dispute, thereby undermining City Water in the general public’s eyes and disabling it from the contractual process in an ordinary»20 . Par ailleurs, le tribunal précisa qu’une telle action « was an unreasonable disruption of the contractual mechanisms existing between City Water and DAWASA, damaging to City Water and BGT’s interests, and motivated by political consideration»21. Sur la question de l’accès des amicus curiae, le CIRDI rappelle une précédente décision Methanex c/ Etats-Unis22, portée devant lui pour indiquer le bien-fondé de la démarche entreprise par les organisations non gouvernementales afin d’éclairer la justice, en fournissant des informations sur les questions d’intérêt public lie à la gestion de l’eau telles que le développement durable, l’environnement, les droits de l’homme et les politiques gouvernementales23. Le CIRDI rajoute aussitôt que s’agissant des amici curiae, il distingue bien entre le dépôt de mémoire écrit prévu par la règle 32 (2) et la participation aux audiences (règle 19 Ibid, para.203, p.55 20 Ibid, para.498, p.146 21 Ibid, para.500, p.146 22 Methanex Corp. v. United States of America, Final Award on Jurisdiction and Merits, disponible sur: http://www.state.gov/documents/organization/51052.pdf 23 Ibid, para.358, p.101 37 (2)); la seconde option étant écartée en l’espèce en raison du refus du demandeur. Ces procédures sont clairement définies et prévues dans les règles d’arbitrage du Centre. Plus spécifiquement, le mémoire déposé par l’amicus curiae suggère fortement l’idée selon laquelle l’investissement doit être appréhendé à la lumière des droits de l’homme ainsi que des Objectifs de Développement du Millénaire. Partant de là, elle insiste sur le principe d’une responsabilité accrue de l’investisseur privé dans la mesure où l’investissement, en l’espèce la distribution et l’assainissement de l’eau, s’effectue dans un secteur affectant le développement durable ainsi que les droits de l’homme. En définitive, la sentence peut se résumer à la formulation suivante : s’il est exact que le réseau de distribution de l’eau à Dar Es Salam était dans un état particulièrement défectueux, BGT a en revanche sous-estimé l’ampleur de la tache à accomplir en soumettant une offre insuffisamment détaillée24. Conclusion Au-delà même de savoir en l’espèce qui est le gagnant ou le perdant dans ce type d’arbitrage, deux remarques méritent d’être effectuées présentement. En premier lieu, le succès grandissant de l’arbitrage Etat-investisseur qui est devenu la règle pour les différends ayant trait à un investissement et opposant un Etat à un individu ou une personne morale : à ce titre, le CIRDI est devenu le forum par excellence en matière d’investissements, qui créée une jurisprudence venant préciser sans cesse davantage le contour du droit international des investissements. Il est par conséquent loin le temps ou le CIRDI n’avait à connaître que 2 ou 3 affaires par année. Par ailleurs, les différends relatifs à la gestion de l’eau posent à l’évidence des problèmes d’intérêt général dépassant le simple cadre des investissements. Les considérations tirées de la protection de l’environnement et des droits de l’homme se montrent essentielles pour appréhender la question de la gestion de l’eau via les contrats de concession. La question de l’eau au même titre que la protection de l’environnement ont permis de favoriser l’entrée sur la scène procédurale des amicus curiae qui jouent un rôle de plus en important dans cette dernière en combinant expertise et plaidoyer pour la défense de l’intérêt général (advocacy) dans un effort de transparence. Ceci est d’autant plus vrai que la modification du règlement d’arbitrage du CIRDI du 10 avril 2006 prend acte d’une telle évolution et dispose dans son article 37 paragraphe 2 que « après consultation des parties, le Tribunal peut permettre à une personne ou entité qui n’est pas partie au différend de déposer une soumission écrite auprès du Tribunal relative a une question qui s’inscrit dans le cadre du différend ». Cet effort de la part du CIRDI apparaît salutaire. Ceci étant dit, le tribunal arbitral n'est nullement tenu de se prononcer sur les arguments avancés par les amicus curiae et, même lorsqu'il décide d'y faire référence, rien ne l'empêche de simplement mentionner ces arguments sans pour autant en tenir compte, du moins explicitement, comme l'illustre la sentence dans l'affaire Biwater. Une interrogation toutefois demeure : dans le contexte d’une mondialisation exacerbée, les Etats 24 Ibid, para.150, p.40-41 représentent-ils toujours vraiment des Goliath en puissance face à des David sous la forme d‘investisseurs, ou bien sommes-nous face à un renversement de situation? 25 25 Philippe Fouchard semble trancher pour la seconde option en affirmant que « c’est l’Etat qui est maintenant en position d’infériorité dans le contentieux économique transnational. Au nom de la liberté et de la protection de l’investissement international, le balancier est passé de l’autre côté. Et les arbitres seront ici d’abord les juges du comportement des Etats à l’égard des investissements étrangers, avant d’être ceux d’un litige né d’un contrat international déterminé. A ce double titre, on est bien en présence d’un arbitrage de la mondialisation ». Voir Philippe Fouchard, « L’arbitrage et la mondialisation de l’économie », Philosophie du droit et droit économique, Quel dialogue ?, Mélanges en l’honneur de Gérard Farjat, p.393 |